X
UNE ÉTINCELLE DE COURAGE

Le brick Loyal Chieftain roulait lourdement, tenant la cape sous hunier au bas ris ; son pont était encombré d’apparaux de levage de toutes sortes, autant de pièges pour l’imprudent ou le terrien mal amariné. Il faisait nuit noire. Le brick était amarré entre deux lourds chasse-marée ; les hommes des trois bateaux halaient sur les garants des palans de bigue, hissaient, viraient et arrimaient une imposante cargaison. Dans la cale avant, Allday s’émerveillait de la vitesse à laquelle s’effectuait le transbordement, en dépit de quelques stupides bévues. Le navire avait à son bord deux fois plus d’hommes qu’à l’accoutumée, mais la plupart n’avaient jamais travaillé ensemble auparavant. Les coups et les obscénités pleuvaient, pire qu’à bord d’un navire de guerre.

Chaque fois qu’il montait sur le pont, il scrutait l’horizon, espérant voir la terre ; mais nulle côte n’était en vue, aucun feu ne pouvait lui indiquer l’endroit où ils se trouvaient. Allday savait vaguement que les trois navires tenaient la cape au large des côtes hollandaises, à proximité de Flushing ; mais comme rien ne confirmait cette vague indication, ils auraient aussi bien pu être à l’autre bout du monde.

On avait remarqué tout de suite ses compétences et plus d’une fois il avait rendu grâce à son créateur que Délavai ne fût pas à bord. Le Loyal Chieftain était sous le commandement du second de Délavai, un certain Isaac Newby ; c’était une brute lippue, originaire du Dorset, arrêté deux fois déjà pour contrebande, puis relâché faute de preuves, ou parce qu’elles avaient été détruites.

Avec Allday, il ne s’était guère montré bavard ; une fois cependant, il lui avait lancé :

— J’ai des amis en haut lieu.

Depuis qu’ils étaient arrivés en vue des deux chasse-marée, nul n’avait eu le temps de manger ni de boire. Les hommes cherchaient à tâtons des manœuvres qui ne leur étaient pas familières ; l’un ou l’autre fut même assommé par un filet de chargement plein de tonneaux de cognac. Dans les cales, d’autres équipes arrimaient les rangées de futailles avec d’épais cordages de chanvre, non sans les avoir calées avec des flotteurs de filets de pêche. Allday avait commencé à se lier avec un ancien gabier du nom de Tom Lucas ; ce dernier lui avait expliqué que, une fois en vue des côtes anglaises, les futailles oringuées seraient passées par-dessus bord comme des casiers à homards, et récupérées plus tard par les longues yoles des contrebandiers. Ceux-ci répartiraient ensuite le butin dans des grottes et criques isolées, d’où il serait enlevé à dos de cheval ou de mulet.

Lucas était un grand marin au visage grave, l’image même que les terriens pouvaient se faire du vieux loup de mer anglais. Pendant la traversée depuis le Kent, Allday le vit une fois occupé à poser une pièce sur sa chemise déchirée ; Allday connaissait les habitudes de la marine et la dure discipline qui y régnait, mais le dos de Lucas était lacéré et couturé de cicatrices au point de ne plus ressembler à un dos. Lucas avait été matelot à bord d’un vaisseau de soixante-quatorze canons basé dans le Nore ; l’équipage était insuffisant, la nourriture effroyable et le commandant odieux. Au nom de tout son poste d’équipage, Lucas s’était plaint auprès du second, conformément aux usages hiérarchiques. Le second, un homme intègre, jouissait de la confiance de tout l’équipage ; il avait transmis les doléances de Lucas au commandant, comme le veut le règlement. Résultat : trois douzaines de coups de fouet au gabier pour indiscipline. Lucas avait donc résolu de déserter mais, le soir où il devait mettre son projet à exécution, il avait été surpris par un lieutenant. D’un coup de poing, il avait assommé l’officier, qui avait basculé du passavant pour aller s’écraser sur le pont de batterie. Lucas ignorait s’il avait survécu à sa chute, et il n’avait pas l’intention de retourner prendre de ses nouvelles.

Il avait lancé à Allday un regard farouche :

— Trente-six coups de fouet devant toute la flotte, tu sais ce que cela veut dire. Je n’ai pas supporté. En plus, si le lieutenant est mort, je suis condamné à mort par contumace !

Aux yeux d’Allday, cet homme n’était pas un contrebandier dans l’âme ; c’était un fugitif sans espoir ni avenir, qui attendait l’heure où son destin le rattraperait. Pendant les petits quarts, Allday avait entendu des conversations ; pour l’instant, le travail n’avait pas manqué et la fortune de l’équipage se faisait attendre. La balance penchait du mauvais côté, mais la plupart avaient connu pire.

Allday travaillait côte à côte avec Lucas ce soir-là, surveillant l’équipe des arrimeurs dans la cale avant ; à l’occasion, ils guidaient des mains inexpertes jusqu’aux bonnes manœuvres. Les coques grinçaient et embardaient, se heurtant les unes contre les autres dans un clapot déjà bien formé.

— On n’y voit pas plus clair que dans une botte, sur ce pont, grommela Allday.

Lucas s’arrêta un instant et renifla : l’odeur du cognac envahissait tout le bateau.

— Je ne refuserais pas une petite lampée !

Puis il revint sur la remarque d’Allday :

— Ouais… Tu vois, j’ai déjà fait plusieurs traversées avec ce brick. Le capitaine a toujours un autre navire sous la main, qu’il envoie comme appât. Comme ça, si nos patrouilles…

Il eut l’air de sourire dans l’obscurité :

— Je veux dire : si leurs patrouilles se montrent, ou les cotres de la douane, cela lui laisse le temps de prendre le large.

Allday baissa la tête pour ne pas être trahi par son expression. Voilà comme ils s’y prenaient : dans la Confrérie, on devait se charger à tour de rôle de jouer les appâts, pour se partager ensuite les profits.

Le second, Isaac Newby, apparut au-dessus du panneau, près des lanternes sourdes :

— Parés en bas ?

Il s’impatientait ; Allday leva le poing :

— Ça ne va pas tarder. On arrime le dernier filet.

Newby disparut, probablement pour aller vérifier la cale suivante. Lucas continua, amer :

— Je vais te dire ce qui nous attend. De l’or pour le capitaine, et une rasade de rhum pour nous, pas vrai ?

Allday le regarda, pensif. Combien de bons marins l’Angleterre n’avait-elle pas perdus à cause d’officiers indifférents ou de commandants barbares ? Quel dommage qu’ils ne fussent pas tous comme ce cher vieux Dick [3] ! songea-t-il.

— Parés à tout larguer, tribord ! hurla une voix. Plus vite que ça, racaille !

Lucas jura.

— Ça recommence.

Le premier chasse-marée alargua au milieu des jurons et des grincements de poulie ; le brick se mit à culer lourdement, sa toile était impossible à maîtriser. Puis, dès que les huniers et le foc furent établis, il commença à tailler de la route, gîtant légèrement bâbord amures. Les panneaux de cale furent condamnés et l’on s’employa à lover toutes les manœuvres.

Lucas resta un moment à regarder la houle noire qui faisait le dos rond et se mit à grincer des dents :

— Par le Christ ! Ils ont embarqué des femmes !

Il s’accrocha aux enfléchures et s’y suspendit, au désespoir :

— Bon Dieu ! Écoute-moi ça ! Ils ne savent donc pas que ça porte malheur ?

Allday entendit un cri perçant : on eût dit le cri d’une mouette, que recouvrit aussitôt le tonnerre de la toile détrempée par les embruns.

— Bande de fainéants ! hurla le bosco. Parés à larguer la misaine ! Du monde dans les hauts, et plus vite que ça !

Joignant le geste à la parole, il brandit sa garcette qui arracha un jappement bref à un matelot.

Le bosco rejoignit Allday sous les haubans :

— Jolie brise !

Il leva la tête mais les hommes qui dérabantaient la misaine étaient hors de vue, plongés dans l’obscurité.

— On devrait avoir une traversée sans histoire, cette fois.

De nouveau un cri. Allday demanda :

— Des femmes, hein ?

Il ne savait pourquoi, mais cette pensée le troublait. Le bosco bâilla longuement :

— Le capitaine a ses habitudes.

Puis, avec un petit rire méchant :

— Qu’est-ce qu’on n’a pas avec de l’argent, pas vrai ?

Il haussa les épaules. Un hurlement long et strident s’échappa de la claire-voie arrière. Allday essayait de se mouiller les lèvres :

— Délavai, tu veux dire ?

Le bosco, furieux, leva la tête vers la grande misaine qui claquait et se tordait :

— Ouais, il est venu à bord d’un des chasse-marée hollandais.

Il mit ses mains en porte-voix :

— Tourne-moi cette amure au taquet, abruti ! Et maintenant, amarre !

C’est tout juste si Allday l’entendit : Délavai était à bord. Allait-il le reconnaître ? L’autre fois, il n’avait eu d’yeux que pour Bolitho et Paice. Allday essayait de se raccrocher au plus infime espoir, mais il savait qu’il se mentait.

D’autres officiers beuglèrent des ordres et le quart de repos fut envoyé en bas pour ce qui tenait lieu de repas.

Allday marcha vers l’arrière, soucieux, son corps bien vertical dessinant un angle net avec le pont à la gîte. Il aperçut les visages des timoniers faiblement éclairés par la lumière de l’habitacle, qui ne permettait toutefois à personne d’y voir au-delà de quelques mètres.

Que faire, à présent ? se demanda-t-il. S’il survivait assez longtemps… Une vague plus haute que les précédentes aborda le brick par le travers, provoquant un coup de roulis ; les poignées de la barre à roue échappèrent aux timoniers qui jurèrent et eurent du mal à remettre le navire à son cap.

Allday s’appuya à un râtelier de cabillots et s’aperçut que la clairevoie était ouverte, découvrant l’intérieur de la cabine. Il y avait là une jeune fille de seize ans à peine ; le second, Newby, lui tenait les bras dans le dos tandis qu’un autre homme, caché par le hiloire de la claire-voie, lui arrachait ses vêtements et lui dénudait les seins ; la malheureuse se débattait de toutes ses forces et hurlait de terreur.

Allday n’eut pas le temps de voir venir le danger :

— Mais c’est notre voilier ! Je n’oublie jamais un visage, monsieur Allday !

Un coup formidable sur la nuque l’expédia sans transition au pays des songes, sans peur ni douleur.

Bolitho donna un peu de lâche à sa chemise qui le serrait. L’entouraient des visages attentifs. La minuscule cabine du Télémaque était pleine à éclater ; tous les officiers des trois cotres y étaient rassemblés, ainsi que les maîtres de manœuvre.

Bolitho étala ses mains sur la carte. Le vent soupirait dans le gréement et la charpente grinçait doucement tandis que le cotre rappelait sur son câble d’ancre. C’était le soir. L’air était plus humide que chaud, et le ciel encombré de lourds nuages pansus.

Comme l’atmosphère avait changé depuis la première réunion des trois commandants ! Plus l’ombre d’une réticence, une confiance totale. Les événements les avaient soudés mieux encore que Bolitho ne l’avait espéré. Tous avaient retiré leur veste d’uniforme et Bolitho s’amusa du spectacle : on les aurait pris plus facilement pour les contrebandiers qu’ils pourchassaient que pour des officiers de marine.

— Nous appareillerons au crépuscule, au risque d’attirer l’attention.

Ses yeux tombèrent sur Chesshyre :

— Je vois que vous avez déjà remarqué le changement de vent.

Chesshyre approuva de la tête, surpris de se voir adresser la parole devant un tel aréopage :

— Oui, Monsieur, le vent a bien reculé de deux quarts.

Il frissonna légèrement, comme s’il sentait soudain la fraîcheur du temps :

— Je dirais que nous aurons de la brume avant le jour.

Les officiers se regardèrent : l’annonce d’un temps bouché n’était pas pour les réjouir.

— Je sais, dit Bolitho. Quand j’ai consulté le baromètre…

Il leva les yeux vers la claire-voie ouverte et décolla sa chemise qui adhérait à sa peau : un torchon mouillé, comme quand il s’était rué dans la pièce où buvaient paisiblement les contrebandiers. Ce moment, qui lui semblait bien lointain, ne remontait qu’à quelques jours. Il se hâta de poursuivre :

— Nous avons des renseignements. Deux navires en provenance de la côte hollandaise sont annoncés devant l’île de Thanet. L’un sera à pleine charge, et l’autre un simple appât.

Il les vit échanger des regards entendus et continua :

— Je suis sûr de cette information.

Il revoyait le contrebandier ligoté sur son siège, hurlant de terreur au toucher de l’aveugle. Non, il n’y avait aucun doute.

— Puis-je poser une question, Monsieur ? demanda Paice.

Il regarda les autres officiers et Queely approuva d’un hochement de tête : ils avaient dû se consulter à l’avance.

— En cas d’échec, Monsieur, s’il nous échappe, qu’allez-vous devenir ?

Bolitho sourit : il s’était plus ou moins attendu à une objection de ce genre.

— Je pense qu’on m’expédiera là où l’on met les empêcheurs de tourner en rond.

Il avait rarement eu l’impression de prononcer une parole aussi vraie. L’aspirant Fenwick avait beau être aux arrêts de rigueur, le contrebandier aux mains des dragons de Craven, ses preuves manqueraient singulièrement de consistance tant qu’il ne se serait pas emparé de Délavai et de sa cargaison.

Il écarta cette pensée et continua :

— J’ai des raisons de penser que les renseignements qui ont permis la capture du Four Brothers nous ont été confiés pour écarter les soupçons. Pour se débarrasser d’un concurrent, il faut parfois lâcher un peu de lest, surtout quand l’enjeu en vaut la peine.

Il retint son souffle et observa leur réaction ; s’ils le suivaient jusque-là, ils s’engageaient avec lui. Seul le commodore Hoblyn était au courant de la livraison du Four Brothers ; en prenant les affirmations de Bolitho pour argent comptant, tous devenaient ses complices. Paice n’était pas homme à se dérober :

— Je suis d’accord. Aussi loin qu’il m’en souvienne, nous avons été tenus à l’écart de cette portion de côte ; elle compte pourtant plusieurs petits chantiers, dont la plupart sont édifiés sur des terrains appartenant à…

Il s’interrompit pour guetter l’approbation de Bolitho, puis s’enhardit :

— A sir James Tanner, dont on ne peut discuter ni le pouvoir ni l’autorité.

Il sourit lentement, puis ajouta :

— Nous étions quelques-uns à le soupçonner. Mais il n’est pas facile de dénoncer publiquement pareille personnalité.

Son sourire s’élargit :

— C’est vous, Monsieur, qui nous avez donné la réponse. Vous êtes arrivé dans cette affaire comme un ouragan, sauf votre respect.

Le lieutenant Vatass, du Snapdragon, tira nerveusement sur sa chemise froissée et prit la parole :

— Voilà qui résume fort bien ce que nous pensons tous, Monsieur. Nous vous suivrons jusqu’au bout, et s’ils nous abandonnent…

Il haussa discrètement les épaules :

— La belle affaire !

Tous les présents y allèrent d’un petit mot d’approbation ; l’air était étouffant dans la petite cabine.

— Nous appareillerons comme convenu, reprit Bolitho. J’ai prévenu le major Craven, et envoyé une dépêche à notre amiral, dans le Nore.

Sans le lancinant souvenir d’Allday, il aurait souri ; l’amiral en personne allait bondir à la lecture de son message. En cas d’échec, Bolitho était certain d’être déféré devant une cour martiale. Lui prenait ses responsabilités, mais il devait à tout prix couvrir ces hommes, auxquels son autorité avait été imposée.

Les trois maîtres de manœuvre comparaient leurs notes, reportant sur leurs cartes les derniers détails. Leur navigation devait être d’une précision parfaite. Cette fois, rien ne devait être laissé au hasard. Trois petits cotres à la recherche d’un feu follet sur la mer. Bolitho avait transmis un message à Chatham dans l’espoir d’obtenir l’intervention d’une frégate pour le cas où Délavai arriverait à se faufiler entre les mailles du petit filet ; mais à supposer que l’amiral entrât dans ses vues, aurait-il une frégate à sa disposition ? Bolitho se remémora son entrevue avec sir Marcus Drew à l’Amirauté : on ne lui avait laissé aucun doute quant à son sort s’il abusait des facilités mises à sa disposition.

S’il mettait à jour une connivence entre Hoblyn et les contrebandiers, celui-ci n’aurait droit à aucune indulgence, tant de la part de la Marine que de celle des hommes qu’il avait servis pour son profit personnel.

La bouche de Bolitho se durcit. A cause de tout cela, la vie d’Allday était en jeu. S’il lui arrivait quelque chose, Bolitho réservait un chien de sa chienne à sir Hoblyn, et un autre à ce mystérieux sir James Tanner.

Le mouillage était tranquille, l’après-midi tirait à sa fin. Bolitho sortit sur le pont et observa les préparatifs de l’appareillage. Là aussi, le changement était manifeste : ces hommes qu’il connaissait depuis peu le soutenaient sans mot dire. Il reconnut au passage George Daly, toujours accroupi ou à quatre pattes à côté de quelque pièce d’artillerie. Scrobe, le capitaine d’armes, et Christie, le second maître, vérifiaient ensemble le lourd coffre rempli de haches et de sabres d’abordage au pied du mât. Le gros Luke Hawkins, le bosco, debout à l’extérieur du pavois, montrait aux hommes comment raidir les suspentes de la yole pour la hisser à bord au palan.

Le navire bourdonnait d’une activité paisible. Tout cela pour quoi ? Pour risquer la mort en affrontant des contrebandiers universellement tolérés, sinon admirés. Etait-ce attachement à sa personne ou solidarité naturelle de l’équipage, ce corps hybride fait de volontaires et de racolés, né des hasards de l’affectation ?

Bolitho suivit des yeux le front de mer : on eût dit qu’un filet de brume se glissait déjà entre les navires au mouillage. Le vent secouait encore les fanons des voiles carguées mais la mer, du côté de l’île de Graine et de Garrison Point, semblait plus plate, comme laiteuse. Il frissonna et regretta de ne pas avoir mis sa veste d’uniforme.

Quelqu’un approchait, traînant des pieds. C’était Matthew Corker, qui allait s’appuyer sur une pièce de six pour observer la terre.

— Je te dois beaucoup, Matthew, lui dit doucement Bolitho. Un jour, tu comprendras. Que puis-je faire pour toi, maintenant ?

Le garçonnet se tourna vers lui ; il avait l’air singulièrement grave, triste même :

— S’il vous plaît, Commandant, j’aimerais rentrer chez moi.

Il était au bord des larmes. Il ajouta avec une détermination farouche :

— Mais seulement quand M. Allday sera de retour.

Bolitho le regarda s’éloigner vers l’avant, bientôt caché par les matelots au travail. C’était la meilleure solution, songea-t-il. Chacun devait suivre sa voie.

Paice le rejoignit près du pavois :

— Un bon petit gars, Monsieur.

Bolitho le regarda et se demanda de quoi souffrait Paice :

— C’est vrai, monsieur Paice. Sans lui…

Il n’avait pas besoin de préciser sa pensée. Avec de grands claquements dans leur grand-voile, les trois cotres levèrent l’ancre et gagnèrent l’eau libre. Nombreux étaient ceux qui étaient venus les voir partir mais la brume eut tôt fait de se refermer derrière les trois coques graciles. Personne ne pouvait savoir quelle était leur destination.

Le major Philip Craven, du 30ème de dragons, dégustait un verre de bordeaux quand une estafette arrivée à bride abattue lui apporta la nouvelle de leur départ. Craven, après l’avoir lu, replia le message et finit son verre. Puis il réclama son cheval à son ordonnance.

Le commodore Ralph Hoblyn arpentait sa vaste chambre à coucher, lançant à l’extérieur des regards inquiets chaque fois qu’il passait devant la fenêtre. Quand le soir tomba, il faisait toujours les cent pas, et ses épaules, dans l’obscurité, se voûtaient de plus en plus. Un messager se présenta à la grille, annonçant le départ des trois cotres qui n’avaient pas reçu d’ordres en ce sens. Le caporal de la garde se montra intraitable :

— Les ordres du commodore sont formels : ne le déranger sous aucun prétexte !

Plus loin, à Chatham, était enfermé l’homme par qui le scandale était arrivé : l’aspirant Fenwick, du détachement des racoleurs. Après dix-neuf années d’une existence insignifiante, il venait pour la première fois de prendre une décision : profitant de la relève de la garde, il ôta sa ceinture et se pendit dans sa cellule.

Quant à Bolitho, de retour dans la cabine du Télémaque, il endossa une chemise propre et remit soigneusement sa montre dans sa poche. La charpente du navire gémissait et grinçait autour de lui, mais le bruit des filets d’eau autour de la carène semblait s’atténuer de minute en minute. Il scruta la carte jusqu’à en avoir mal à la tête.

Maintenant ou jamais. Il jeta un coup d’œil au petit paquet qui enveloppait la maquette. Maintenant ou jamais, pour eux deux.

 

Au bout d’une éternité, Allday revint à lui. Peu à peu, il reprenait conscience, refusant d’admettre la vérité. Il était assailli de douleurs lancinantes.

Il essaya d’ouvrir les yeux, mais comprit avec horreur que sa paupière gauche refusait d’obéir. Son corps était couvert d’ecchymoses, et quand il essaya encore de se servir de ses yeux, il crut qu’on l’avait éborgné.

Une lanterne se balançait doucement devant lui. Peu à peu, il distinguait le cercle de lumière qui oscillait de droite à gauche, à moins d’un mètre. L’espace était si étroit qu’il redouta de devenir fou. Un mouvement qu’il fit lui arracha un gémissement. Ses jambes écartées étaient enchaînées au pont, il ne sentait plus ses poignets, serrés dans des menottes au-dessus de sa tête. Il se résigna à attendre, comptant les secondes. Il allait essayer de remettre de l’ordre dans ses pensées.

D’abord il ne se souvint de rien. C’est au moment de tourner la tête que lui revint en mémoire la violence du choc, et qu’il eut idée de la façon dont il s’était retrouvé là. Ils avaient dû le passer à tabac, au risque de le tuer. Naturellement, il n’avait rien senti sur le moment. Il bougea un peu les jambes, déplaçant ses chaînes.

Il était torse nu. Des traînées de sang avaient séché sur sa peau : à la lueur de la lanterne, on eût dit des traces de goudron. Il sentait comme des piqûres d’épingle dans son œil fermé ; la douleur s’accentuait quand il s’obstinait à vouloir l’ouvrir. Sa paupière devait être scellée par un caillot de sang, songea-t-il avec désespoir, mais qu’est-ce que cela pouvait changer, après tout ? Ils allaient le tuer. Il tendit les jambes, tirant sur les chaînes. Ils l’avaient épargné, mais cela ne présageait pas d’une fin plus douce.

L’écho de voix étouffées lui parvenait par la carène ; et il comprit soudain que les mouvements du navire s’étaient bien atténués. Pendant quelques secondes d’hébétude, il crut que le brick était au port ; alors même qu’il essayait de comprendre la situation, il entendait les grincements irréguliers de l’appareil à gouverner, les claquements des poulies et du gréement dans les calmes.

Il fit du regard le tour de son royaume ; chaque mouvement était un supplice. Pour être aussi exigu, le compartiment dans lequel il se trouvait devait être la soute d’étambot ou le coqueron arrière ; il était quelque part sous la cabine arrière, là où l’on rangeait habituellement les provisions de bouche du capitaine : en fait de provisions, il n’y avait que quelques caisses poussiéreuses.

Délavai ! Il dut étouffer un sanglot quand ce nom lui revint. Tout remontait peu à peu à la surface, par bribes. La jeune fille à demi nue dans la cabine, ses pleurs et ses supplications…

Voilà pourquoi les bruits de l’appareil à gouverner lui parvenaient avec une telle netteté. Son instinct de marin était plus fort que le désespoir et la douleur : c’est tout juste si le brick était encore manœuvrant. Pourtant, il n’était pas encalminé.

Soudain, il fut frappé par l’évidence : le brouillard ! Bon Dieu, la chose n’était pas rare dans ces mers, surtout avec ce vent tiède sur une mer froide !

Il essaya de nouveau de tendre le cou. Un petit panneau donnait sur la cabine au-dessus de sa tête, et il y avait une porte minuscule dans l’une des cloisons : sans doute pour permettre au charpentier d’inspecter les fonds en cas d’avarie.

Allday trouva la force de s’asseoir bien droit. Il était à bord du Loyal Chieftain, lequel était chargé jusqu’aux barrots de marchandises de contrebande. Allait-il se mettre à crier ? Hurler sa détresse et sa terreur d’être ainsi garrotté dans une étroite prison ? Non. C’était inutile.

Tout à coup il cessa de s’apitoyer sur lui-même. Ne pas se résigner ! Et il tendit l’oreille aux mouvements du pont. Lui parvint un grondement bref qu’il avait entendu des milliers de fois à des milliers d’endroits : l’affût d’un canon roulé sur le pont de batterie. C’était la pièce de neuf à fût long qu’il avait aperçue pendant le chargement du navire. Et si Bolitho était dans les parages ? Il refoula de toutes ses forces cet espoir insensé. Il préférait essayer de se convaincre qu’il aurait le cran de mourir sous la torture sans supplier ses bourreaux, le cran de tout endurer, comme jadis la dame du commandant, dans les mers du Sud.

Mais cette pensée l’obsédait, perçant le brouillard de ses douleurs comme le phare de Saint Anthony à Falmouth. Et si Bolitho était justement en train de patrouiller dans la zone… D’autres bruits sourds se répercutèrent à travers les ponts, comme pour le conforter dans cette hypothèse.

Les navires à un mât, quel que fût le nombre de leurs voiles, n’avaient jamais inspiré confiance à Allday ; c’était le cas, entre autres, des cotres à hunier. Il scrutait de son œil valide les barrots qui formaient le plafond de son coqueron, comme pour observer la manœuvre des servants de la pièce de neuf. Sans doute étaient-ils en train de faire pivoter l’affût afin que le canon pût servir de pièce de poursuite : un tir bien placé et le cotre serait hors de combat, simple ponton à la dérive.

Allday grinça des dents ; il y avait toutes les chances pour que Délavai le pilonne alors, bordée après bordée, jusqu’à ce qu’il ne reste plus à bord âme qui vive.

Il essaya de déplacer comme il pouvait bras et jambes, mais ses mouvements étaient complètement, entravés. C’était fini. La mort approchait.

Une chose était de tomber en pleine bataille, comme l’avait fait son prédécesseur, le vieux Stockdale, une autre de périr en hurlant sous la torture. Serait-il capable d’affronter cette épreuve ?

Le capot d’accès à sa soute s’ouvrit violemment et Allday ferma les yeux du mieux qu’il pouvait. Il entendit quelques éclats de voix furieux, puis un rire graveleux ; on précipita quelqu’un dans la soute, et on claqua le capot.

Allday rouvrit son œil. La fille qu’il avait vue dans la cabine était accroupie sur ses talons, geignant et haletant comme un animal. Malgré le maigre éclairage, il put constater qu’elle avait du sang sur le visage. Ses épaules nues étaient labourées d’égratignures, comme si on l’avait déchirée avec des griffes. Vue de près, elle avait l’air plus jeune encore : quinze ans à peine. Désespéré de ne rien pouvoir faire pour elle, Allday la vit ajuster tant bien que mal ses vêtements en lambeaux : elle tentait de se voiler les seins.

La fille leva la tête : un balancement de la lanterne lui avait révélé une présence. Elle regarda Allday. Et de nouveau elle fut envahie par la terreur, la répugnance, le dégoût.

Allday avala péniblement sa salive et tâcha de trouver des mots apaisants. Dieu seul savait ce qu’on avait bien pu lui faire…

Probablement violée à plusieurs reprises, à en juger par tout ce sang. A présent, elle aussi attendait qu’on en finît avec elle.

— Euh, Mademoiselle, commença-t-il, tâchez d’être courageuse, hein ?

Sa voix faisait penser à un croassement rauque.

— Je devine par quoi vous êtes passée…

Il sentit ses menottes qui lui entaillaient les poignets et ne put retenir un gémissement. A quoi bon ces efforts ? Elle ne comprenait pas un mot de ce qu’il disait. D’ailleurs cela n’avait pas d’importance.

La jeune fille était toujours assise sur ses talons, les yeux fixes et sans vie.

— J’espère qu’ils ne vous feront pas traîner en longueur.

Il gémit de nouveau :

— Si seulement je pouvais bouger…

La courbure des bordés lui renvoyait ses propres paroles, réponse ironique au désespoir. De nouveaux éclats de voix lui parvinrent à travers les ponts. On entendait courir des pieds nus : l’équipage s’activait au réglage des voiles.

Allday baissa la tête. Ce devait être le brouillard, aucun doute n’était plus permis. Il regarda de nouveau sa compagne de détention. Elle restait parfaitement immobile, un de ses seins était nu. Toute espérance, toute vie l’avaient déjà quittée.

Un bruit de pas lourds juste au-dessus de leurs têtes, tout près : Allday sursauta.

— Venez ici près de moi, Mademoiselle, s’il vous plaît !

Il vit ses yeux s’écarquiller en direction du petit capot. Puis elle tourna vers lui son regard fébrile de terreur. Le ton d’Allday avait dû la toucher : elle rampa sur le pont poussiéreux et vint s’appuyer tout contre lui, les yeux fermés.

Deux jambes bottées descendirent par le capot, l’homme sauta à l’intérieur : Isaac Newby, le second. Il dégaina le sabre d’abordage qu’il portait à la ceinture et en ficha brutalement la pointe dans le pont, hors de portée des prisonniers. La lame étincelante oscillait comme un serpent.

Regardant la fille, il déclara :

— Ce sera bientôt l’heure de vous jeter par-dessus bord, monsieur Allday. Mais le capitaine a sa petite idée sur la question, voyez-vous.

Avec un sourire, il continua :

— Pourquoi est-ce qu’on n’enverrait pas à votre commandant un petit souvenir de vous ? Comme ça, il se souviendrait toute sa vie d’avoir voulu mettre des bâtons dans les roues de la Confrérie. Non ?

Il tapota le couteau qu’il portait à la ceinture :

— Délavai est d’avis que votre charmant tatouage serait un cadeau fort apprécié !

Jetant la tête en arrière, il éclata d’un énorme rire :

— Évidemment, il va falloir envoyer le bras avec !

Au fond de sa gorge, Allday sentit le goût âcre de la bile :

— Elle, laissez-lui la vie sauve. Que craignez-vous d’elle ?

Newby se frotta pensivement le menton :

— Tous comptes faits, tu n’as plus longtemps à vivre…

Son bras jaillit vers la fille, il la saisit. De l’autre main, il arracha le vêtement dont elle s’était couvert l’épaule :

— … Alors je vais t’offrir un petit spectacle.

Il empoigna la malheureuse, colla brutalement son visage contre le sien et d’un coup lui arracha tout son vêtement.

Ensuite, tout se passa si vite qu’Allday ne comprit pas immédiatement. Il vit la jeune fille retomber sur le dos à côté de lui ; sa poitrine haletait de peur. Newby s’effondra en appui sur les mains, le regard fixe, sans un gémissement, figé dans une expression d’incrédulité, tandis qu’avec un dernier spasme, il poussait son dernier soupir. Alors Allday aperçut le couteau planté dans son flanc jusqu’à la garde : elle avait dû l’apercevoir avant qu’il ne tentât de la violer à nouveau. Elle avait vivement sorti l’arme du fourreau et…

Allday désigna d’un signe de tête la ceinture du mort : le trousseau de clefs, à côté du fourreau vide…

— Attrapez-moi ça !

Remuant ses jambes enchaînées, il essayait désespérément de se faire comprendre :

— Libérez-moi, pour l’amour du ciel !

Alors elle tendit la main et caressa avec douceur son visage tuméfié, comme s’ils étaient à un million de kilomètres de ce lieu de tortures. Puis, se penchant au-dessus du cadavre, elle détacha les clefs de la ceinture.

Le cœur battant, Allday la regarda avec une fascination maladive libérer les fers qui lui entravaient les chevilles ; puis, levant les bras, elle déverrouilla les menottes, indifférente au frôlement de ses seins sur la peau du prisonnier. Elle était toute à ce geste, exploitant une étincelle de courage au moment exigé.

Allday se laissa rouler sur le côté et étouffa un terrible gémissement de douleur quand la circulation se rétablit dans ses veines. Il se sentait près de défaillir : la syncope le menaçait. Il arracha le sabre d’abordage planté dans les fonds et eut un hoquet :

— Voilà qui est mieux !

Puis, enjambant maladroitement le cadavre, il arracha le couteau dont la lame disparaissait dans le thorax.

— Vous ne l’avez pas raté, ce porc !

Des ordres retentissaient sur la dunette, sur ce monde marin qui lui semblait si loin. Il entendait résonner les anspects, grincer les palans de brague : de nouveau, on déplaçait la pièce de neuf. Il ne pouvait y avoir qu’une seule raison à cela. Il posa la main sur l’épaule de l’adolescente qui ne se déroba pas : la réalité, pas plus que la décence, n’avait de sens pour elle désormais.

Allday fit signe en direction de la petite porte qui s’ouvrait dans la cloison et mima un mouvement de scie avec le couteau ; la lame était encore couverte de sang, mais la jeune fille le regardait faire sans crainte ni répugnance.

— Vous passez là, expliqua-t-il soigneusement, et vous coupez les drosses de l’appareil à gouverner. D’accord ?

Il émit un grognement de déception : les yeux de la jeune fille restaient vides. Ils n’avaient pas beaucoup de temps. Bientôt, on se mettrait en quête de Newby, surtout si un autre navire était en vue.

Allday força la petite porte avec la pointe du sabre d’abordage et approcha la lanterne pour regarder de l’autre côté de la cloison. Guidées par des mains invisibles, les drosses grinçaient au passage des poulies. On entendait la mer gargouiller sous l’arcasse, à quelques dizaines de centimètres. Allday sursauta quand la jeune fille lui toucha le poignet ; leurs regards se croisèrent, il y avait dans ses yeux une détermination radicale ; ils allaient mettre en commun toutes leurs ressources pour survivre.

Elle prit le couteau tendu et se glissa par l’étroite ouverture. Quand elle fut tout entière dans cet espace exigu, Allday fut surpris par la blancheur de sa nudité dans la pénombre : elle ne tentait même plus de se cacher, comme si ses vêtements en lambeaux devaient être abandonnés au passé, avec le cauchemar qu’elle avait subi.

Il se frictionna les bras en signe de douleur, puis leva le regard vers le capot : c’était le seul accès à leur repaire. L’adolescente s’essoufflait : de toutes ses forces, elle s’attaquait aux lourdes drosses de chanvre. Il cracha dans sa paume et assura sa prise sur son sabre d’abordage. Tous deux sentaient leurs forces décuplées par la haine et la peur. Quelques minutes plus tôt, Allday s’était attendu à mourir, non sans qu’on lui eût tranché le bras. A présent, dans l’espace minuscule de leur prison, ils étaient libres. Il était déterminé à tuer la fille de ses mains pour lui épargner des souffrances ultérieures.

— Qu’est-ce qu’il fait, bon Dieu ? beugla une voix.

Allday eut un rictus féroce.

— Eh bien ! allons le chercher.

Un rayon de lumière tomba par l’ouverture du capot. Une voix furieuse lança :

— Sors de là, vieux pourceau, le capitaine t’attend !

Allday aperçut une jambe bottée au-dessus du hiloire et sentit une vague de haine sauvage déferler sur lui comme un feu de brousse :

— Prends ton temps, mon gars !

La pointe de son sabre cueillit l’homme juste au-dessus du genou. Allday avait mis tout son poids dans ce coup, il dut bondir en arrière pour éviter la gerbe de sang. L’homme poussa un terrible hurlement et le capot retomba.

Quand il eut repris son souffle, Allday entendit le grattement régulier du couteau. Il murmura :

— Continuez, Mademoiselle ! On va montrer à ces salopards de quoi on est capables.

Il passa la langue sur ses lèvres craquelées. Ensuite…

Ensuite, peu lui importait.

Bolitho gagna l’arrière du cotre et se rapprocha de l’habitacle du compas. Ses chaussures résonnaient bruyamment sur les bordés de pont humides. Tout l’équipage du Télémaque était sur le pont, silencieux. Sans la présence des lourds écheveaux de brume, une demi-douzaine de matelots auraient suffi. Chesshyre le vit venir et se redressa :

— Nous sommes à peine manœuvrants, Monsieur, lui chuchota-t-il à l’oreille.

Comme tous les marins, il détestait le brouillard. Bolitho consulta le compas, dont la rose des vents était légèrement inclinée : nord-nord-est… A la lueur discrète de la lampe, il vit la rose pivoter légèrement. Chesshyre avait raison : ils faisaient route au bon cap, mais ne filaient pas plus de deux nœuds. Le moment était mal choisi pour rencontrer des calmes.

Quelqu’un commença à tousser et Hawkins, furieux, le réprimanda d’une voix étouffée :

— Fourre-toi une bourre de neuf dans le gosier s’il le faut, Fisher, mais je ne veux plus t’entendre !

La haute silhouette de Paice se présenta dans la brume. Plus que tout autre sans doute, il comprenait la situation où se trouvait Bolitho, le sentiment insupportable de voir sa dernière chance lui échapper. Pour les contrebandiers, cela ne changeait pas grand-chose : n’importe quelle livraison faisait l’affaire. Une fois en vue de la côte, ils pouvaient facilement se débarrasser de leur cargaison.

Bolitho regardait les lents filets de brume s’effilocher autour du gréement, des haubans. Malgré l’obscurité, on voyait distinctement l’eau ruisseler sur la grand-voile toute luisante. Le cotre avait l’air immobile. Le brouillard le dépassait doucement. L’aube n’allait pas tarder.

Bolitho serra les mâchoires pour refouler son désespoir : on se serait cru à minuit. Impossible d’imaginer la position des deux autres cotres ; ils auraient beaucoup de chance s’ils renouaient le contact une fois le brouillard dissipé. Quant à tomber sur Délavai ou sur le navire qui servait d’appât, il ne pouvait même pas en être question.

En principe, Allday était là, quelque part ; ou bien il payait sa témérité à des brasses de profondeur.

— Nous pourrions virer de bord de nouveau, Monsieur, hasarda Paice.

Bolitho ne pouvait voir le visage du commandant, mais il était sensible à la compassion qu’il manifestait ; Paice était plus que tous les autres déterminé à mettre la main sur Délavai. Mais que faire de plus ?

— Je ne crois pas, répondit Bolitho. Allez vous-même à la table à carte estimer notre position et notre dérive.

Il ne put s’empêcher d’ajouter, inquiet :

— Je sais que c’est peu probable, mais il se pourrait qu’un navire croise dans les parages. Autrement, je vous conseillerais de sonder à intervalles réguliers. N’importe quoi plutôt que cette incertitude.

Paice fourra ses grosses mains dans ses poches :

— Dès le point du jour, Monsieur, j’enverrai une bonne vigie en tête de mât.

Il se détourna. Des toupets de brume défilaient entre eux, offusquant la lumière du compas.

— Je vais voir la carte.

Le lieutenant Triscott se tortillait, mal à l’aise, n’osant déranger Bolitho dans ses pensées.

— Qu’y a-t-il, monsieur Triscott ? demanda Bolitho.

Et pour s’excuser, il ajouta :

— Nous sommes tous un peu nerveux, aujourd’hui.

— Je me demandais, Monsieur, commença Triscott sans conviction, si d’aventure nous tombions sur les contrebandiers, je veux dire…

— Vous voulez dire : avons-nous des forces suffisantes pour nous assurer cette prise à nous seuls, sans le concours des autres cotres ?

Le jeune lieutenant baissa la tête, honteux :

— Euh, oui, Monsieur !

Bolitho s’appuya sur le pavois ; le bois était glacé sous ses doigts, bien qu’il se sentît lui-même brûlant.

— Tâchons d’abord de les trouver, monsieur Triscott. Vous me reposerez la question à ce moment-là.

Chesshyre avait mis ses mains en éventail derrière ses oreilles :

— Qu’est-ce que j’entends ?

Bolitho regarda en l’air : les haubans et le gréement courant se perdaient dans le brouillard, semblant n’aboutir nulle part.

— Cela ne vient pas du gréement ! affirma le bosco d’une voix rauque.

Bolitho leva la main :

— Silence !

Pendant quelques secondes, il avait cru, comme Chesshyre, que ce bruit venait d’en haut : une manœuvre cédant sous la tension, ou un cordage trop gonflé par l’humidité qui avait cassé sur le réa d’une poulie. Mais ce n’était pas le cas, cela venait de plus loin, sur la mer.

Quelques matelots se levèrent en chancelant entre les canons, d’autres se hissèrent aux enfléchures pour mieux entendre, oubliant un moment inquiétudes et déceptions de toujours.

Paice apparut sur le pont tête nue. Son épaisse chevelure ondulait dans la brise humide comme une touffe d’herbe :

— Je connais le Télémaque mieux que ma poche. D’en bas, on perçoit mieux les sons qui viennent de loin, transmis par l’eau.

Il jeta des regards furieux dans l’obscurité :

— C’était un coup de mousquet, ou bien je ne m’appelle pas Jonas Paice.

Il dévisagea Bolitho d’un air bizarre :

— Sauf votre respect, Monsieur !

Le coup suivant, tous l’entendirent : une détonation étouffée, mais que l’on perçut sur toute l’étendue du pont, en dépit des menus bruits du bord.

Satisfait, Chesshyre hocha la tête :

— Ce n’est pas loin, Monsieur. Sous notre vent, aucun doute. Il n’y a pas beaucoup de vent, mais le brouillard étouffe les sons.

Bolitho fronça les sourcils, il réfléchissait rapidement. Les conclusions de Chesshyre étaient précises. Mais qui diable pouvait tirer dans le noir sans se faire tirer dessus en retour ?

— Abattez d’un quart !

Paice faisait mine de se diriger vers l’arrière ; il le saisit par la manche.

— Transmettez l’ordre de charger les deux batteries, pièce par pièce.

Il détachait bien ses mots :

— Je ne veux pas entendre le moindre bruit. Nous ne disposons pas de beaucoup de temps, mais nous en avons assez pour agir avec précaution.

Triscott et le canonnier remontèrent le pont chacun d’un bord et chuchotèrent leurs instructions aux matelots, grinçant des dents au moindre choc. Bolitho s’avança vers l’avant entre les silhouettes qui s’activaient à tâtons. Il monta jusqu’à l’avant du gaillard et resta là, appuyé au bas étai ; il entendait le gargouillis de la vague d’étrave immédiatement en dessous de lui. Jetant un coup d’œil en arrière, il eut l’impression que le brouillard avait épaissi, car il parvenait à peine à distinguer le mât. Il se serait cru au sommet d’une montagne se déplaçant vers l’avant à l’aveuglette. Un faux pas, et personne ne le retrouverait jamais.

Il y eut une nouvelle détonation étouffée, qui le déçut : il crut l’avoir entendue beaucoup plus loin, sous un azimut différent. En mer, le brouillard déforme tout, même le jugement d’un vieux loup de mer. « Supposons que… » commença-t-il à se dire. Puis il se reprit : « Assez de suppositions ! Il y a bel et bien un navire dans les parages. » Il le sentait tout proche ; et si les tirs continuaient, ils les guideraient. Il sentit une bouffée de colère monter en lui. Si seulement ce maudit brouillard voulait bien se dissiper ! Il regarda en l’air : on ne voyait toujours pas le ciel, mais la brume lui parut moins sombre. L’aube était là.

— Toutes les pièces sont en batterie, Monsieur, souffla Triscott.

Bolitho redescendit de son perchoir et s’appuya familièrement sur l’épaule du lieutenant pour garder son équilibre tandis qu’il suivait le beaupré jusqu’à son extrémité arrière.

Comme il retournait vers l’arrière, une voix lui chuchota :

— On va se battre, Commandant ?

— On aura des parts de prise, si on s’empare de celui-là, Commandant ?

Quelqu’un se risqua même à tendre le bras pour le toucher au passage, capter un peu de son courage, trouver un réconfort.

Bolitho était soulagé qu’ils ne pussent voir son visage, et ce n’était pas la première fois qu’il éprouvait ce sentiment. Près de l’habitacle, il vit un des timoniers adossé sur la barre, pesant de tout son poids : il avait les yeux rougis par la fatigue, mais il continuait de fixer le point d’amure de pic de la grand-voile pour en surveiller le faseyement. Bolitho remarqua qu’il distinguait désormais chaque détail de ce visage mal rasé alors que, quelques minutes plus tôt, ils étaient encore complètement dans le noir.

— Je vais monter moi-même, Monsieur ! s’exclama Paice.

Et il s’élança dans les enfléchures au vent avec l’aisance d’un gabier d’empointure. Bolitho le regarda grimper jusqu’à ce qu’il eût disparu dans le brouillard. Sa femme aurait été fière de lui, tout comme elle avait eu honte pour les gens qui avaient assisté sans intervenir à la mort d’un innocent. Au moment où le coup de pistolet l’avait touchée, sûr qu’elle avait eu une dernière pensée pour son grand lieutenant de mari.

Paice redescendit en voltige le long du pataras :

— C’est un brick, Monsieur !

Il s’était laissé glisser si vite qu’il s’était brûlé les paumes.

— Je n’ai pu distinguer que ses vergues de hunier.

Il regardait Bolitho sans le voir :

— Ce ne peut être que lui ! Délavai ! Ce salaud !

Retrouvant sa force avec la haine, le commandant Paice dégageait une formidable impression de puissance.

— Deux bonnes vigies dans les hauts !

Puis Paice reprit la maîtrise de sa voix :

— Nulle trace d’aucune autre voile, Monsieur.

Il serra furieusement les poings et remarqua, incrédule, le sang qui ruisselait sur ses poignets :

— Mais, par le ciel, je ferais n’importe quoi pour attraper ce porc, même s’il me faut marcher sur les eaux !

Les coups de feu se succédaient et Bolitho jubilait intérieurement : si le Télémaque approchait jusqu’à pouvoir utiliser ses caronades à bout portant, cela compenserait largement la puissance de feu du contrebandier. Le feu de mousqueterie devait les occuper, et les empêchait peut-être de détacher une vigie en tête de mât. Une mutinerie ? Bolitho revoyait le visage cruel de Délavai : c’était peu probable. Une serre glacée soudain lui étreignit le cœur, prête à l’empêcher de battre. Allday ! C’était Allday qui était la cause de ce tapage.

— Changez de cap, monsieur Chesshyre, ordonna-t-il, étonné par son propre calme. Nous allons nous mettre en route de collision. Distribuez les armes de poing.

Le brouillard commençait à s’entrouvrir au-dessus du cotre. On découvrait comme un mouchoir de ciel pâle : Bolitho repensa à la jeune fille morte gisant sur le pont du Wakeful. Leur longue et pénible patrouille tirait à sa fin. Quand le brouillard serait complètement levé, les comptes seraient soldés. Il largua sur sa hanche la dragonne de l’épée. Certains allaient bientôt voir s’achever leurs aventures.

 

Allday se jeta contre le bordé et baissa la tête ; une nouvelle balle de mousquet tirée par le capot entrouvert lui siffla aux oreilles.

Il entendait ses adversaires s’interpeller et les refouloirs racler dans les canons des mousquets : ils rechargeaient leurs armes. Il faisait froid, dans le coqueron, mais lui était couvert de sueur. Son corps fumait comme s’il venait de sortir de la mer.

Il assura sa prise sur la poignée du sabre d’abordage et jeta un coup d’œil prudent à travers la fumée des coups de feu. Une simple question de temps. Par-dessus son épaule, il cria en direction de la petite porte :

— Continuez à couper, Mademoiselle ! Vous allez y arriver !

Une seule fois, il avait pu s’avancer jusqu’à la porte pour s’assurer de ses progrès ; même avec une lame bien affûtée, il n’était pas facile de trancher les énormes drosses de chanvre. Il avait entrevu la pâle silhouette de l’adolescente qui s’acharnait sur les manœuvres grinçantes. Plus rien ne comptait pour elle. Elle semblait avoir tout oublié.

« Sans doute ne comprend-elle pas ce qu’elle fait, songea Allday, désespéré, pas plus qu’elle ne comprend un mot de ce que je lui dis. »

Le capot s’ouvrit de quelques centimètres et la gueule d’un mousquet s’avança à l’aveuglette par l’ouverture ; Allday se dressa et l’empoigna à pleines mains, grimaçant sous l’effet de la brûlure, puis il tira de toutes ses forces ; le tireur, surpris, tomba en travers du capot. Le coup partit à quelques centimètres de la tête d’Allday. Avant que le contrebandier n’eût pu se dégager de l’ouverture du capot, Allday avait abattu son sabre d’abordage, transperçant l’homme de part en part.

— Deux à zéro, bande de lâches !

Il retomba sur le côté, épuisé, les yeux en feu à cause de la fumée. A peine s’il remarqua le sang qui dégoulinait du capot comme de la peinture. Le silence retomba dans la cabine, au-dessus de sa tête. Un cri couvrit le grincement des drosses :

— Alerte ! A border les bras ! Un navire du roi, par le ciel !

Puis une autre voix, plus calme, mieux maîtrisée, celle de Délavai.

— C’est le Télémaque de Paice, j’en jurerais ! Cette fois, on va se débarrasser de lui et de son maudit équipage ! Pas vrai, garçons ?

Allday n’entendit pas de réponse, d’ailleurs il s’en souciait peu. Ce qui comptait, c’était ce qu’il apprenait. Le Télémaque de Jonas Paice ! Bolitho était là. Le brick prit de la gîte et le cadavre de Newby roula contre les membrures, comme réveillé par tout ce fracas.

Des ordres lui parvinrent, puis les voiles se mirent à claquer ; enfin, ce fut le grondement familier de la pièce de neuf que l’on mettait en batterie.

Il jeta un coup d’œil du côté de la fille et l’encouragea encore :

— Allez-y, Mademoiselle ! Je pourrai les retenir jusqu’à ce que…

Égaré, Allday comprit que la pâle silhouette effondrée en travers d’une membrure avait cessé de vivre. Elle avait dû recevoir la dernière balle de plein fouet, ou quelqu’un lui avait tiré dessus par la fente que la drosse laisse au-dessus du réa.

Il se pencha sur le seuil et la tira jusqu’à lui à travers l’étroite ouverture. Il la garda un moment embrassée, nue et inerte, puis il tourna avec tendresse son visage vers la lanterne ; ainsi il le voyait mieux.

Brisé, il soupira :

— Ça ne fait rien, petite ! Tu as fait tout ce que tu as pu…

Le pont eut un sursaut brutal : le canon avait fait feu et son affût reculé sèchement, retenu par les palans de ses bragues. Quelqu’un hurlait des ordres.

Allday rampa jusqu’au bout du coqueron et dépouilla Newby de sa veste ; il en revêtit la jeune fille et après un dernier coup d’œil à son visage, il la hissa par le capot et la fit basculer sur le plancher de la cabine abandonnée. Il lui aurait sans doute suffi d’une ou deux minutes de plus pour venir à bout des drosses, ce qui aurait immobilisé le brick et donné à Paice un avantage décisif ; le Télémaque aurait pu se présenter sur l’arrière du contrebandier et le prendre en enfilade avec ses terribles caronades.

La gîte s’accentua de nouveau et un peu de poussière tomba de la poupe au moment où un canon de l’arrière fit feu sur la hanche ; Allday chargea le corps sur son épaule. Il n’avait eu que ces quelques secondes pour voir en pleine lumière les traits de la jeune fille, où ne se lisaient ni crainte ni colère. C’était sans doute la première fois qu’elle connaissait la paix depuis le début de la Terreur dans son pays.

Allday parcourut la cabine des yeux et s’arrêta sur une bouteille de rhum en équilibre sur une table ; sans lâcher son fardeau, il porta la bouteille à ses lèvres. Puis il empoigna le sabre d’abordage encore sanglant et s’avança vers la descente. Désormais, ils ne pouvaient plus leur faire grand-chose, ni à lui, ni à elle ; dehors, il mourrait en combattant. De nouveau, le canon ouvrit le feu, et la secousse du recul le fit sursauter.

Il entendit quelques exclamations triomphales :

— Et un mât de hune, morbleu !

Allday essuya la sueur qui coulait dans son œil valide et quitta la cabine. Au pied de la descente, il reconnut l’homme dont il avait presque coupé la jambe quand il l’avait frappé par l’ouverture du capot. Il portait un bandage dégoulinant de sang, il sentait le rhum et le vomi. Malgré sa douleur, l’homme parvint à ouvrir les yeux : il faillit crier quand il vit Allday le dominer de toute sa hauteur.

— Trop tard, mon vieux, dit Allday en lui enfonçant entre les dents la pointe de son sabre.

Et il lui cloua la nuque contre l’escalier de descente.

— Accroche-toi, petite ! murmura-t-il à l’adresse de la jeune morte.

Levant les yeux, il aperçut plusieurs hommes de dos, debout près du pavois : ils pointaient leur pièce vers l’autre navire. Et tout au fond, Allday reconnut le Télémaque, même si sa silhouette était défigurée. Le mât de hune était abattu ; on aurait dit un grand oiseau de mer estropié.

Le cœur lui manqua ; les servants de la pièce étaient déjà en train de refouler une nouvelle charge. Derrière eux, Allday entrevit Délavai qui observait son adversaire avec une lunette d’approche en laiton. Toute la fureur et la haine d’Allday explosèrent :

— Me voici, maudits bâtards ! hurla-t-il.

Un instant, tous se tournèrent vers lui, oubliant le cotre qui approchait.

— Alors ? Montrez un peu votre courage, bande de lâches !

— Abattez-le ! cria Délavai. Bosco, à toi de jouer !

Personne ne bougea ; Allday se pencha et déposa sa charge sur le pont, aux premiers rayons du soleil :

— C’est ça que vous voulez ? Il n’y a que pour ça que vous avez du courage ?

Allday aperçut Tom Lucas. Le matelot, voyant le cadavre de l’adolescente, s’écria :

— On ne nous avait jamais parlé de ça !

Ce furent ses derniers mots : Délavai l’abattit d’un coup de pistolet et remit en place l’arme encore fumante. Puis, en dégainant une autre :

— Barre au vent ! Mais finissons-en d’abord avec celui-là !

Allday, immobile, respirait avec difficulté. C’était à peine s’il y voyait avec son œil bien ouvert, à peine s’il pouvait garder son sabre d’abordage bien en main.

Comme dans un brouillard, il vit les timoniers tourner la barre à roue, qui soudain s’emballa. Quelqu’un cria :

— La barre ne répond plus !

Allday s’agenouilla à côté de la fille et lui prit la main, la protégeant de son sabre :

— Ah ! C’est ton travail, petite !

Les yeux le brûlaient.

— Par le ciel ! On fait chapelle !

Le brick perdait son erre et se mit à contre-gîter. Allday regarda les servants des pièces ; il remarqua leurs expressions hébétées tandis que le cotre qu’ils avaient engagé glissait hors de portée de leur prochain tir.

— Alors, garçons ?

Allday attendait le choc de la balle ; il savait que Délavai avait son deuxième pistolet braqué sur lui ; d’autres matelots venus de l’avant s’interposaient entre le contrebandier et lui.

— C’est ça que vous voulez ?

— Supprimez-le ! hurla Délavai. C’est un ordre !

Personne ne lui obéissait plus ; certains des hommes qu’il avait repérés au chantier naval jetaient même leurs armes sur le pont. D’autres lui tournèrent le dos et défièrent leur capitaine.

L’extrémité horizontale du mât de hune du Télémaque se présentait au-dessus du pavois au vent du Loyal Chieftain : s’il avait eu l’usage de ses deux yeux, Allday, à cet instant, aurait pu apercevoir Bolitho. Au bout d’une éternité, il entendit un grappin se coincer sur le pavois, puis le pont fut envahi par les marins en armes de Paice.

Il n’y eut pas la moindre résistance. Le commandant lui-même vint se planter devant Délavai, près de la barre abandonnée. L’autre le toisa d’un air glacial. Il était pâle comme de la craie :

— Eh bien, Lieutenant, on dirait que vous triomphez. Allez-vous assassiner devant témoins un homme désarmé ?

Paice aperçut Allday sur le côté et le salua d’un signe de la tête. Puis, désarmant Délavai :

— C’est la potence qui t’attend.

— Le Wakeful est en vue, Commandant ! cria une voix.

Paice se tourna et quelqu’un lança une brève acclamation. Bolitho passa au milieu des mousquets et des couleuvrines braqués au-dessus du pavois du Télémaque, franchit le plat-bord et sauta sur le pont du Loyal Chieftain. Il eut un regard circulaire sur tous ces visages tendus ; il vit l’expression de Paice, bouleversé d’avoir enfin son adversaire à sa merci. Quelques secondes plus tôt, Paice aurait pu clouer Délavai sur le pont d’un coup de sabre ; peut-être avait-il découvert, comme le vieil aveugle, qu’achever un adversaire terrassé n’étanchait pas la soif de vengeance.

Puis Bolitho s’avança vers Allday, toujours à genoux près du cadavre de la jeune Française. Encore une adolescente tuée, quelle ironie de la Fortune !

Il remarqua les mauvaises ecchymoses dont Allday était couvert, il aurait eu tant de choses à lui dire ; peut-être les mots appropriés lui viendraient-ils plus tard.

— Alors, John, sain et sauf ?

Allday le regarda sous sa paupière entrouverte et tenta, mais en vain, de lui sourire. C’était la première fois que Bolitho l’avait appelé par son prénom.

 

Toutes voiles dehors
titlepage.xhtml
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Kent,Alexander-[Bolitho-08]Toutes voiles dehors(1988).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html